Au Brésil, l'ONU va-t-elle remanier sa désastreuse campagne pour un « monde sans drogues » ?

Policiers lourdement armés menant une opération dans la Favela da Rocinha, à Rio de Janeiro, 2017. Source: Wikimedia Commons; auteur: Fernando Frasão/Agência Brasil.
Au cœur d'une pandémie mondiale et d'un mouvement progressiste international en faveur de la dépénalisation de certaines drogues pour un usage thérapeutique et la consommation privée des adultes, les Nations Unies s'associent au gouvernement brésilien pour relancer sa campagne « pour un monde sans drogues ».
Le 26 décembre 2020, un séminaire international a marqué le lancement du pilote d'un nouveau projet, le Centre d'excellence pour la réduction de l'approvisionnement en produits stupéfiants illicites, né d'un partenariat entre l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) et l'Office national brésilien des politiques liées aux drogues (désigné par son acronyme portugais, SENAD), avec le soutien du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). La phase pilote est prévue pour durer 18 mois, et le Centre devrait incorporer le Ministère de la justice et de la sécurité publique. Bien sûr, il va sans dire que la terminologie utilisée par le Centre concerne les drogues elles-même – et pas la prohibition, la répression et l'emprisonnement - , en tant que problématique sociale à résoudre par la réduction de l'approvisionnement.
Ce partenariat inopportun amène avec lui de nombreux problèmes. Sur le plan idéologique, il va dans le sens de la vision affichée par l'extrême-droite brésilienne d'une épidémie de toxicomanie au Brésil qui légitimerait l'usage de la force dans la lutte contre l'approvisionnement et l'usage des substances illicites. La censure récente de l'étude à grande échelle de Fiocruz sur l'usage des substances illicites au Brésil est éloquente quant à ce positionnement.
Un autre aspect non négligeable de ce partenariat apparaît dans le le fait qu'une agence des Nations Unies apporte ainsi son soutien aux mesures draconiennes en matière de drogues de Bolsonaro, leur donnant de fait un crédit important. Durant la décennie passée, l'ONUDC s'est montré favorable à la dépénalisation et à la réduction de l'incarcération comme réponse pénale – au point que cela ait été récemment vecteur de polémique -, un positionnement bien éloigné de celui de Bolsonaro en la matière. Cependant, ses programmes destinés aux « pays du Sud » demeurent toujours fortement concentrés sur le renforcement des forces de l'ordre, au détriment d'autres domaines de l'action sociale, relégués ces dernières années à la seule approche policière. Ainsi, il n'est pas anodin que le séminaire qui a inauguré le Centre d'excellence pour la réduction de l'approvisionnement en produits stupéfiants illicites se soit déroulé en présence de nombreuses personnes liées aux forces de police et au système pénitentiaire, en comparaison du faible nombre de chercheurs présents.
En 2019, dans un rapport revenant sur les affaires liées aux drogues, les Nations Unies déclaraient que « la réponse policière aux trafiquants les plus violents pouvait réduire la violence en créant une puissante force de dissuasion. » C'est ce que les Nations Unies disent avoir appris ces dix dernières années. Ce que nous avons appris de ces dix dernières années passées à traquer « les trafiquants violents » au Brésil, présente pourtant l'histoire sous un jour différent.
Les membres des Nations Unies, lors de l'assemblée spéciale consacrée au « World Drug Problem » en 1998, entérinent des politiques restrictives et répressives en matière de drogues Source: ONUDC
« Libérer » la société des drogues, à la brésilienne
La guerre antidrogues à brasileira est une déclinaison tropicale de la nécropolitique d'extrême droite. Les corps des personnes de couleur sont poussées sur le devant de la scène, dans une chorégraphie macabre où l'on évite ou meurt des balles. S'inscrivent dans cette logique les incidents comme celui ayant conduit des soldats à cribler une voiture de plus de 80 balles de gros calibre, tuant sur place ce qu'ils pensaient être un gangster, et se révéla être un musicien de 46 ans conduisant sa famille à une fête prénatale à Rio de Janeiro. Être noir et conduire représente un risque à Rio de Janeiro. Les personnes de couleur sont systématiquement suspectées d'être des criminels, des gangsters, des menaces pour la société. En cela, leurs vies sont à la merci de la gâchette d'une police violente. Ces dix dernières années, la seule police de Rio de Janeiro a tué 9000 personnes, plus de trois quarts des victimes étant des personnes noires. Et comme l'a rappelé TalkingDrugs, la pandémie de COVID-19 n'a pas empêché les policiers de prendre les personnes noires pour cible.
Les forces de l'ordre justifient systématiquement ces meurtres « accidentels » sur la base de l'erreur humaine. Des soldats ou des policiers pensent qu'un homme noir est un trafiquant, ou membre d'un gang, parce qu'il déambule dans les rues d'un quartier pauvre, ou traîne au coin de la rue. Ils lui tirent dessus. Si il survit, ils posent les questions. Et comme il est possible qu'ils aient de la drogue sur eux, ils peuvent facilement créer la "preuve" qui leur permettra de justifier les arrestations et le recours à la violence.
Wilson Wizel le gouverneur de Rio Janeiro, suspendu temporairement, avait déclaré durant sa campagne électorale que sous son administration, « la police ferait le nécessaire : viser la petite tête d'un voyou et... tirer ! Juste par soucis de sécurité. » Il faisait alors référence aux personnes repérées avec des armes à feu, mais tels que nous les connaissons, les policiers sont prompts à confondre toutes sortes d'objets avec des armes. Si vous êtes noir, et transportez avec vous un skateboard, une perceuse, ou même du popcorn dans un sac en papier, des policiers ou des militaires sont susceptibles de le confondre avec un pistolet ou des produits stupéfiants, et se sentir autorisés à ouvrir le feu sur vous.
Witzel est allé jusqu'à partager l'hélicoptère de policiers des forces spéciales de la Police Civile, pour partir à la chasse de membres supposés d'un gang de la ville d'Angra dos Reis. C'est ce genre d'opérations sadiques et proprement catastrophiques qui sèment la mort au sein des communautés les plus pauvres. Elles conduisent à la normalisation de mesures surréalistes et désespérées, comme celle menée par Yvonne de Mello, responsable d'un projet éducatif dans la Favela da Maré, à Rio. Après avoir été témoins de fusillades durant des années, elle a obtenu la mise en place sur le toit d'un avertissement à destination des snipers de la police, pour les avertir que le bâtiment est une école. Nous ne devons par ailleurs pas perdre de vu que Favela da Maré est l'ancien quartier de Marielle Franco, la membre du Conseil municipal de Rio assassinée par des miliciens (lesquels entretenaient des liens avec la famille Bolsonaro)
L'avertissement sur le toit de Projeto Uerê à Favela da Maré, « École. Ne pas tirer ». Si Witzel et les policiers avaient pris le temps de lire les lettres des enfants qui vivent à Maré, ils sauraient que les hélicoptères et les snipers ne leur font pas se sentir en sécurité. Ils n'aiment pas les hélicoptères car « ils tirent, et des gens meurent ». Source: Instagram.
Bolsonaro a averti que sous son administration, les personnes suspectées d'être impliquées dans le trafic de drogues « allaient mourir dans la rue comme des cafards, comme devrait être l'ordre des choses.» On peut reprocher beaucoup de choses à Bolsonaro, mais on ne lui enlèvera pas qu'en matière de guerre antidrogues, il a tenu ses promesses. Le président brésilien, un fan déclaré d'Augusto Pinochet, ayant vanté les mérites d'adeptes de la torture, peut bien se targuer d'être un spécialiste du meurtre. Son attrait particulier pour les politiques de violences étatiques s'incarne tout particulièrement dans un texte de loi qu'il a tenté de faire passer dès son arrivée au Alvorada Palace. Si elle était approuvée, cette loi permettrait aux juges de suspendre les procès des policiers reconnus coupables de meurtre si ceux-ci mettent en avant la légitime défense et l'usage de la force en réaction à de la peur, à de la surprise ou à toute autre émotion intense. En 2019, sa première année au pouvoir, les violences policières ont atteint des sommets. En 2020, les policiers étaient responsables de 25% des homicides dans l'état de Rio de Janeiro, soit 1239 personnes. La même année, les policiers de l'état de São Paulo tuèrent 814 personnes. Le Brésil est divisé en 26 états.
L'espoir meurt en dernier
Il importe de surveiller les débouchées des partenariats tissés par le gouvernement. L'ONUDC a une responsabilité qui ne doit pas être prise à la légère : l'agence peut choisir de soutenir la guerre antidrogues au Brésil sur le plan idéologique, financier et institutionnel. Si c'est le choix qu'elle fait, il y aura du sang, il y aura des cadavres.
L'autre option, plus optimiste, est de devenir un allié stratégique, capable de dissuader ses partenaires de faire les mauvais choix, et de les encourager à trouver des solutions différentes pour résoudre ces problématiques – notamment en les faisant réaliser que le problème vient d'eux (dans le cas précis du Brésil, leurs politiques en matière de drogue et de maintien de l'ordre), et pas d'une épidémie de toxicomanie montée de toutes pièces. C'est la position que l'on serait en droit d'attendre de l'ONUDC. De grands espoirs, j'ai bien conscience, mais comme dit l'adage brésilien, « l'espoir meurt en dernier. »
*Felipe Neis Araujo est un anthropologue brésilien, impliqué dans les questions relatives aux politiques des drogues, à la violence d’État, au racisme structurel et aux réparations quant aux inégalités historiques. Il écrit chaque mois pour TalkingDrugs. Pour le contacter : neis.araujo@gmail.com.