Le travail valorisant mais dangereux de la réduction des risques en Afghanistan

Idris Azizi effectuant une visite d'information à Kaboul. Source : Bridge Better Hope Health Organization
Idris Azizi parle doucement lorsqu'il raconte comment, en tant que personne vivant avec le VIH, on lui a dit de s'asseoir dans le coffre d'une voiture, portière ouverte, alors qu'il se rendait à une réunion du comité du Fonds Mondial en 2017 à Kaboul, en Afghanistan. Les deux médecins du Ministère de la Santé Publique avec lesquels il voyageait étaient assis à l'intérieur de la voiture.
« Les membres [du Comité] n'étaient pas à l'aise avec moi ; c'étaient des médecins », a déclaré à Filter M. Azizi (à droite sur la photo ci-dessus). « Quand ils sont allés à la réunion de surveillance, ils ne me l'ont pas dit. Ils ne partageaient pas les mêmes horaires, les mêmes repas, la même voiture », a-t-il dit, citant aussi les indemnités journalières qui couvrent les coûts lors des réunions officielles. « Et la seule fois qu'ils ont partagé la voiture avec moi, ils m'ont mis dans le coffre. »
Avec son comportement calme, on pourrait croire qu’il parle d'un malheureux malentendu. Mais Azizi est un porte-parole officiel du PLHIV (Personnes vivant avec le VIH) et reçoit une allocation mensuelle de 10 160 AFN par mois (129 $) du Fonds Mondial pour l'Afghanistan. Il parle au nom des Afghans qui ne se sentent pas en sécurité à divulguer leur séropositivité.
Le Fonds Mondial, créé par les Nations Unies, se décrit comme une organisation dédiée à lutter contre le SIDA, la tuberculose et la malaria, maladies toutes présentes en Afghanistan. Pour s'assurer que les personnes directement touchées par ces maladies aient leur mot à dire dans l'utilisation des ressources au sein de leur pays, le Fonds a créé le Mécanisme de Coordination Nationale (CCM), avec un comité de surveillance composé de membres de la communauté, comme Azizi, et d'experts techniques, tels que les médecins qui l'ont rejeté.
L'Afghanistan est aux prises avec l'insécurité, une guerre incessante, la pauvreté et l'un des taux de chômage les plus élevés au monde. Dans un pays où la récolte du pavot produit plus de 90 pour cent de l'héroïne illicite mondiale, malgré les efforts infructueux de l'armée américaine pour empêcher cela, les opiacés ont apporté du réconfort aux populations touchées par des traumatismes mentaux ou des problèmes de santé physique. Les gens en consomment pour gérer le stress et la douleur physique. Mais une utilisation visible peut pousser des personnes à se faire rejeter par la société.
« D'après mon expérience, l'exposition prolongée [à la violence], l'instabilité et le manque de sécurité poussent les gens à trouver d'autres mécanismes d'adaptation pour survivre [y compris les opiacés] », a déclaré Lyla Schwartz, psychologue et directrice de programme pour Peace of Mind of Afghanistan (PoMA), une organisation qui se consacre à la destigmatisation des problèmes de santé mentale en Afghanistan. « Culturellement, une fois que la communauté ou le système familial en a pris conscience, il s'agit d'un facteur d'exclusion qui mène habituellement à "être retiré" de ce système. »
Azizi a commencé à fumer des opiacés lorsqu'il était travailleur migrant en Iran. Lui et ses amis ont alors choisi de passer aux injections parce que « nous n'avions pas assez d’argent entre nous et l'injection était la solution économique. » Une personne doit fumer 5 grammes d'opiacés pour obtenir le même effet qu'avec une injection de 0,5 gramme, mais l'injection comporte des risques supplémentaires pour la santé.
« Nous ne savions pas que partager les aiguilles conduisait au VIH », a-t-il déclaré.
Selon le Fonds Mondial, le taux de VIH dans la population de l'Afghanistan est d'environ 0,05 pour cent. Les taux les plus élevés sont enregistrés chez les utilisateurs de drogues injectables, qui atteignent jusqu'à 4,4 %, et les personnes catégorisées « hommes et femmes ayant un comportement à haut risque », dont certains comportements sexuels.
Le traitement antirétroviral est devenu disponible en Afghanistan en avril 2009. La première série de traitement à la méthadone a débuté en 2008. Azizi faisait partie de cette série et dit que la réduction des risques a changé sa vie.
Maintenant, il a une femme et un fils de cinq ans, et travaille à Kaboul comme éducateur, un métier qu'il aime. En tant que défenseur de la réduction des risques, il peut maintenant sensibiliser les autres à l'importance d'utiliser des aiguilles propres. Mais la stigmatisation dont il a été victime, même de la part de professionnels de la santé, jette une lumière sombre sur les obstacles à la réduction des risques dans ce pays.
Exclusion du milieu de la santé publique
Raheem Rejaey faisait également partie de cette première série de traitements à la méthadone, un projet pilote pour 71 patients animé par Médecins du Monde, ou MdM. De fait, il en a été le premier participant.
Il est désormais représentant de la société civile au CCM. En 2015, il a fondé Bridge Better Hope Health Organization, une organisation non gouvernementale nationale enregistrée auprès du Ministère de l'Economie. Lancé initialement à Kaboul comme un programme basé sur le volontariat, Bridge a reçu sa première subvention internationale en 2016 pour former un groupe d'éducateurs, dont Azizi, dans les domaines des premiers soins, de la défense des droits de l'homme et de la façon d'aider les toxicomanes Afghans à accéder à la réduction des risques.
Le travail de Rejaey en matière de réduction des risques a été la réalisation d'un rêve, car lui aussi a lutté contre l'itinérance et la consommation problématique de drogues. « MdM m'a redonné la santé, j'ai donc voulu dédier ma vie à aider les autres, » a-t-il déclaré à Filter.
Mais en dépit de son CV impressionnant, ayant travaillé dans la réduction des risques depuis 2008, Rejaey a déclaré qu'il a été « banni » du CCM en 2018 pour avoir dénoncé les médecins qui ont forcé Azizi à s'asseoir dans le coffre de la voiture.
Après avoir communiqué avec les dirigeants du Fonds Mondial, des excuses ont été présentées en privé et MM. Rejaey et Azizi ont tous deux été invités cette année à assister aux réunions. Les deux médecins concernés ont été retirés du comité de surveillance. Mais le changement a été lent.
Travail d'équipe et soutien psychosocial
Les travailleurs afghans chargés de la réduction des risques sont confrontés à de nombreux défis, mais l'approvisionnement en naloxone a été une force positive pour la communauté. Les personnes soumises à la désintoxication et l'abstinence de l'héroïne, ou « cold turkey », courent un risque accru d'overdose si elles en consomment de nouveau, et la naloxone empêche cela.
« Nous voyions des personnes faire une overdose et mourir après leur désintoxication, parce qu'ils utilisaient la même dose mais leur corps ne pouvait pas la supporter », dit Rejaey.
Auparavant, Bridge ne disposait pas de naloxone, et les ONG qui en avaient n'effectuaient pas de visites de proximité dans les campements pour sans-abri.
« Ils ne vont pas au pont [à Kaboul, sous lequel vivent de nombreux sans-abri] pour aider les gens. Une personne en overdose ne peut pas venir à [une ONG] », a expliqué M. Rejaey.
« Avec la naloxone, nous avons pu sauver plus de 50 vies », a déclaré Ata Hamid, coordinatrice de projet pour Bridge, « mais avant cela, plein de gens sont décédés. »
Les intervenants de Bridge sont bien conscients des dangers de la désintoxication ; la plupart ont réalisé que la méthadone était le seul moyen de se libérer de l'addiction. Mais faire partie d'une communauté et se donner un but a également joué un rôle.
Bridge possède un jardin communautaire pour ses travailleurs, où poussent carottes, poivrons, aubergines, pommes de terre, menthe, radis, oignons, concombres, poires et roses. La petite enceinte offre une forme de réconfort à la place de services psycho-sociaux formels. « Nous n'avons pas de psychologue », dit Rejaey, en se référant au jardin, « mais nous avons des canaris dans l'enceinte. »
Raheem Rejaey soignant des plaies à Kaboul. Photo avec la permission de Bridge Better Hope Health Organization.
Schwartz, de Peace of Mind Afghanistan, affirme que le rétablissement du sens de communauté et de parrainage est un élément clé du succès des groupes d'entraide. « Je ne peux pas souligner assez combien cela fait une différence », a-t-elle à Filter. « Fournir un but, des formations professionnelles et des opportunités d'emploi », tout ça peut aussi aider au processus de guérison.
« Les éducateurs aiment travailler avec Bridge parce que nous leur faisons confiance dans leur travail », a déclaré Hamid. « Je leur dis qu'atteindre nos objectifs de sensibilisation est la partie la plus importante de notre travail », ce qui signifie offrir des services aux toxicomanes dans la collectivité.
Lors du lancement de l'organisation en 2016, les travailleurs ont été formés sur la façon d'effectuer des visites d'approche, éduquer les toxicomanes sur les méthodes de réduction des risques, gérer les overdoses et prêter des soins aux plaies et des services de premiers soins. Madawa, un organisme de réduction des risques, a formé les travailleurs à la défense des droits, tandis que Mat Southwell et Buff Cameron, tous deux conseillers techniques à CoAct, les ont formés à la gestion des overdoses et à la sécurité.
Bridge a bénéficié de microcrédits de donateurs tels que Madawa et le PNUD. Malgré un financement limité, ses dirigeants, tous anciens et actuels toxicomanes, et ses travailleurs savent à quel point leur travail est important.
Au cours de sa première année d'existence, Bridge a « cartographié » 1 969 toxicomanes à Kaboul (1 835 hommes et 109 femmes), dont 1 895 étaient sans abri. Selon Hamid et Rejaey, Bridge a maintenant assisté plus de 2 000 consommateurs de drogue et a fourni plus de 1 250 soins aux blessures.
En 2017, Bridge a également commencé à travailler avec des femmes, grâce à des subventions soutenant « les femmes ayant des comportements à haut risque. » À ce jour, 1 573 femmes ont bénéficié de services de réduction des risques et 1 373 autres ont bénéficié de services de dépistage.
Bridge consiste actuellement de cinq travailleurs sociaux et de huit intervenants. Ils utilisent une fourgonnette pour leurs voyages de sensibilisation et voyagent ensemble pour des raisons de sécurité. « Il vaut mieux qu'il y en ait deux ou trois qui travaillent ensemble et qui aient des cartes d'identité », dit Rejaey, et il y a de bonnes raisons à cela.
Azizi a une fois rendu visite seul à la communauté et a été battu par la police. « La police a commencé à me frapper, d'abord l'un d'eux, puis un autre. Ensuite ils m'ont amené au poste de police, » dit-il. Hamid est venu le chercher et leur a expliqué qu'il s'agissait d'un travailleur social.
Mais les dangers de ce travail peuvent être encore plus graves. Naser Khalile, l'un des intervenants, avait toujours le sourire pour les visiteurs.
Naser Khalile. Photo avec la permission de Bridge Better Hope Health Organization.
Le 28 août, Khalile a été tué alors qu’on lui volait sa moto pendant qu'il rentrait chez lui après son travail. Il avait été en sécurité avec ses collègues ce jour-là, mais tous les Afghans courent de graves risques dès qu'ils sont seuls.
Des intervenants de Bridge recevant le certificat de fin de formation avec le personnel en 2016, avec Naser Khalile (agenouillé, en blanc) et Raheem Rejaey (debout au centre avec les mains pliées). Photo de Michelle Tolson.
La lutte pour l'accès à la santé
Alors que la thérapie antirétrovirale réduit la présence du virus dans le sang et le risque de transmission, les personnes séropositives sont confrontées à d'importants obstacles au traitement médical, une des raisons pour lesquelles l'information est si importante. Les personnes qui sont dépistées positives à l'hépatite peuvent également se voir refuser un traitement médical. L'ami d'Azizi est décédé d'une appendicite en 2016, après que les médecins ont refusé de l'opérer à cause de son VIH.
En octobre 2016, lors de la première formation d'éducateurs de Bridge, un des stagiaires, un sans-abri toxicomane Afghan du nom de Haji, qui a pu assister à presque toutes les séances de formation, n'a pas pu trouver de soins qui lui sauvent la vie.
J'ai fait un reportage sur la formation et j'ai rencontré Haji, qui s'endormait parfois pendant les cours (c'est un des effets secondaires de la méthadone, qu'il prenait). Un jour, Haji a cessé de venir aux cours.
Rejaey a appris d'autres éducateurs que Haji avait l'appendicite. Ils l'ont trouvé malade sous le pont de Pul-e-Sokhta dans l'ouest de Kaboul, un site bien connu où se rassemblent et vivent les sans-abri. Haji a exprimé une peur intense de mourir ; il savait que les médecins ne voudraient pas le traiter car il était séropositif. Rejaey a ensuite contacté une personne influente du Ministère de Santé Publique, qui a appelé une clinique où Haji a été amené et opéré.
Le lendemain matin, d'autres éducateurs ont annoncé que le corps d'Haji avait été retrouvé sous le pont de Pul-e-Sokhta. Rejaey et son équipe pensent que la clinique l'a redéposé sous le pont, où il est mort.
« Il prenait des antirétroviraux, donc la quantité de virus était faible dans son corps, mais ils ont quand même refusé de le traiter », a déclaré Rejaey. Des supporters de Bridge ont fait une vidéo controversée avec des images graphiques d'autres laissés pour morts sous le pont, pour attirer l'attention sur cette mort insensée.
Puis, en octobre 2018, Rejaey, qui a l'hépatite, est également tombé malade de l'appendicite, mais des amis ont pu arranger un traitement dans une clinique privée à Kaboul. Le chirurgien Afghan, qui s'est adressé aux médias à ce sujet, a utilisé un équipement chirurgical jetable et des blouses conçues pour traiter les patients atteints d'hépatite ou du VIH.
Naweed Hamkar, un jeune médecin Afghan qui a travaillé dans des hôpitaux gouvernementaux à Kaboul et à Ghazni, convient que l'équipement jetable est une option, s'il est disponible, mais estime que le manque de ressources et les problèmes de responsabilité sont les vrais problèmes.
« La raison pour laquelle la plupart des médecins ne veulent pas opérer les patients atteints de VIH ou d'hépatite est le manque de matériel [adéquat] dans la salle d'opération », a déclaré Hamkar, citant les protections pour les yeux et d'autres équipements jetables. Il a dû se servir de ses propres lunettes pour se protéger les yeux. Il a déclaré à Filter que les hôpitaux gouvernementaux n'ont pas les ressources pour fournir ces produits aux patients, pas plus que les patients pauvres. Les hôpitaux privés ont ces moyens, comme dans le cas de Raheem, mais le patient doit payer pour cela.
Protéger d'autres patients contre une infection potentielle est également une préoccupation majeure lorsque la responsabilité est celle du médecin. « Le salaire d'un médecin en Afghanistan pendant sa résidence n'est pas supérieur à 100 $ [par mois] », a déclaré Hamkar, « Donc, premièrement les médecins ne veulent pas risquer leur carrière, et deuxièmement, en Afghanistan, ils ne sont pas assurés. Il n'y a pas de police d'assurance, donc ni les médecins ni les cliniques ne veulent prendre le risque. »
Le tourisme médical est courant pour ceux qui ont les moyens de quitter le pays, et les familles se rendent au Pakistan ou en Inde pour se faire soigner. Mais la population que défend Bridge n'a pas ces options.
La gravité de tous ces défis est ce qui rend le travail de l'équipe de Bridge si essentiel. Ils continuent d'inspirer tous ceux qui entrent en contact avec eux, et leurs efforts ne passent pas inaperçus. Rejaey a récemment reçu de Harm Reduction International le prix Carol et Travis Jenkins pour son travail exceptionnel.
Raheem Rejaey au lancement de Bridge en 2016. Photo de Michelle Tolson.
Cet article a été publié sur Filter, un magazine en ligne traitant de la consommation de drogues, de la politique en matière de drogues et des droits de la personne sous l'angle de la réduction des risques. Suivez Filter sur Facebook ou Twitter, ou inscrivez-vous à sa newsletter.
* Michelle Tolson est une écrivaine basée à Kaboul, en Afghanistan. Elle a écrit pour des médias et des organisations à but non lucratif, des entreprises à but lucratif, des agences des Nations unies et des projets de l'USAID.