Perspectives abolitionnistes pour la réduction des risques

Un graffiti à Minneapolis, iamrenny, juin 2020 - via Wikimedia Commons/Public Domain

En 2020, les mouvements de protestations et de lutte contre les violences policières touchant les communautés noires ont été à la source d’une réévalution du rapport aux forces de l’ordre entretenus par les communautés et les institutions du pays.  Des contrats ont été résiliés, et des villes comme DenverSan Francisco, New York et Philadelphie ont mis en place des équipes d’urgence sanitaire à même d’intervenir avant la police lors d’incidents liés à la santé mentale des individus, y compris en cas d’overdose.

En ce sens, il est temps aujourd’hui pour les associations dédiées à la réduction des risques de mettre un terme à leurs relations avec la police et de s’engager pour une vision abolitionniste de la réduction des risques. 

Les organisations consacrées à la réduction des risques travaillent aujourd’hui avec la police dans différents contextes. Le plus fréquent implique la formation à l’administration de la naloxone. Certaines associations participent également à des programmes "LEAD" (Law Enforcement Assisted Diversion), pour orienter les usagers des drogues vers des solutions médicales et/ou civiles, en lieu et place des procédures pénales. Par ailleurs, certaines organisations ont travaillé avec les forces de l’ordre pour faire appliquer des lois en rapport à la salubrité des piqûres, et à la protection des usagers explicites sur leur possession de seringues, en tant que mesure de sécurité bénéficiant aux policiers eux-mêmes. Les Open Society Foundations ont publié en 2018 un guide visant à permettre aux agents des forces de l’ordre de participer à l’effort de réduction des risques, dans le but de « renforcer la santé et la sécurité publiques. » L’idée d’une collaboration productive avec la police avait été défendue dans Filter.

Au premier abord, la perspective d’une collaboration avec la police semble plutôt noble. Cependant, les approches concrètes de réduction des risques impliquant les forces de l’ordre comme partenaires actifs se basent sur une compréhénsion érronnée du rôle de la police aux États-Unis, et sont susceptibles de réprésenter un risque supplémentaire pour les usagers. 

Lorsque nous disons vouloir la fin de cette guerre anti-drogues raciste, cela implique-t-il la fin de toute forme de maintien de l’ordre ?

La police est une institution, qui comme l’a montré l’histoire, a pris racines dans la défense de l’esclavage et dans la perpétration du génocide des peuples autochtones d’Amérique. Dans le New York Times, la célèbre abolitionniste Mariame Kaba soulignait le fait que l’émergence du maintien de l’ordre aux États-Unis venait en partie des patrouilles esclavagistes. La police américaine a constamment fait usage de la violence sur les populations autochtones, et aujourd’hui encore, les populations issues des peuples autochtones meurent davantage de la violence policière que les autres communautés – la plupart des morts étant consécutive à des tirs de la police. Dans le même esprit, nous savons aujourd’hui que l’administration Nixon a mis en place la guerre anti-drogues pour cibler les « noirs et les hippies. »

Lorsque nous disons vouloir en finir avec cette guerre anti-drogues raciste, cela implique-t-il la fin de toute forme de maintien de l’ordre ? Notre objectif ne peut pas se résumer à la seule dépénalisation des drogues, si celle-ci s’accompagne d’une montée en puissance de la répression des populations exposées notamment aux évacuations arbitraires, à la confiscation/destruction de leurs biens, ou à d’autres stratégies policières inspirées par la « théorie de la vitre brisée. »

Un argument réccurent dans les discussions sur la pertinence des collaborations avec la police est celui du « réveil » en cours de cette dernière ; ayant perdus des amis, des proches et des connaissances des suites d’une overdose, de nombreux agents des forces de l’ordre auraient pris conscience des conséquences tragiques résultantes de la répression liée aux drogues. Le problème de cette posture tient dans la capacité d’empathie supposée du policier dans son rapport aux consommateurs, cette empathie étant subordonnée à la blancheur de la personne contrôlée. De nombreuses recherches existent quant à la perception de la crise des opioïdes comme problème humain du fait de sa blancheur supposée, là où les victimes des crises précèdentes, essentiellement des personnes noires, ne recevaient que mépris et répression. L’idée ancrée d’une personne « blanche, innoncente » usagère des drogues représente ainsi un danger pour les personnes ne correspondant pas à cette image.

Des études ont également mis en avant le caractère fallacieux de l’idée que les policiers « développeraient de la compassion par l’expérience directe. » Une étude a montré qu’au contraire, plus les policiers avaient à prendre en charge des overdoses, plus ceux-ci développaient une attitude négative vis-à-vis des programmes de prévention. Une autre étude montre par ailleurs que si 55 % des policiers interrogés développaient davantage de compassion envers les personnes survivant à une overdose après avoir suivi une formation à la réduction des risques, 31 % avouaient en avoir une perception encore plus négative qu’auparavant. 

Il importe de faire passer des lois pour protéger les usagers des drogues qui appellent la police, mais la manière et la temporalité de l’application de ces lois reste et restera à l’appréciation du policier. Cela va dans le sens des études mettant en avant la peur des usagers des drogues d’appeler les services d’urgence, de peur de se voir arrêtés par la police. La notion d’innocence ne s’applique pas non plus aux personnes vendant des drogues, toujours décrites et considérées comme profondément néfastes et propagatrices de mort. Certains procureurs vont jusqu’à les inculper pour « homicides », et donc pour responsables directs de la mort des personnes décédées des suites d’une overdose. Certains se sont même vu accuser de "voies de faits" pour avoir supposément exposé des policiers à du fentanyl. Des lois existent pour protéger les personnes signalant une overdose, mais les policiers disposent de toutes sortes de moyens pour les contourner. 

L’un des arguments les plus forts en faveur de la collaboration avec les forces de l’ordre est la nécessité d’un changement profond en matière de politique des drogues et du maintien de l’ordre. Mais est-ce vraiment efficace ? Le département de police de Minneapolis avait mis en place des réformes autour des préjugés raciaux et des techniques de désescalade : George Floyd est quand même mort sous le genoux d’un policier. 

Peu après la mort de George Floyd, les personnes investies dans la minimisation de la culpabilité des policiers eurent tôt fait d’attribuer sa mort au fentanyl présent dans son organisme. Si il était bien en rémission et avait consommé des opioïdes, sa mort a indiscutablement été causée par la violence d’un policier, et pas des suites d’une overdose. Après quelques mois de protestations et d’organisation collective, nous avons pu observer plus de progrès dans l’action visant à mettre la police face à ses responsabilités, que durant toutes les années passées à mettre en place leurs « réformes. » Seattle a notamment baissé le budget de sa police de 18 %, et Austin d'un tiers.

Bien sûr, certaines situations rendent la collaboration avec les forces de l’ordre inévitable, par exemple lorsqu’il s’agit de se frayer un chemin dans l’enfer bureaucratique nécessaire à valider un échange de seringues. Cela n’implique pas cependant de traiter la police comme un partenaire de confiance. En donnant la patte et en modérant nos propos pour obtenir de toutes petites avancées, nous renforçons le rôle symbolique de la police au sein de la société, tout en échouant à mettre fin à la guerre anti-drogues. L’image de la police s’en trouve réhaussée, le bénéfice que nous en tirons est marginal et conditionné.

Plutôt que de nous esquinter à tenter de convaincre la police de traiter dignement les usagers des drogues, nous ferions mieux d’investir notre temps précieux dans le renforcement et l’organisation collective de nos communautés.  

La coopération avec la police sert maintenant d’argument aux opposants au mouvement pour la dé-financer. Dans un éditorial pour le Washington Post, Leana Wen met en avant les formations des policiers à l’administration de naloxone et leur participation à l’effort pour orienter les usagers des drogues vers des traitements plutôt qu’en prison. Cet article participait d’un effort pour freiner le mouvement de contestation grandissant, notamment en accordant au ressenti des policiers une importance supérieure à celui des personnes qu’ils sont censés servir. L’article décrit des policiers concourant à celui qui administrerait le plus de naloxone durant son service ; les vies des usagers des drogues devenant des « hauts-faits » à collectioner. 

Plutôt que de nous esquinter à tenter de convaincre la police de traiter dignement les usagers des drogues, nous ferions mieux d’investir notre temps précieux dans le renforcement de nos communautés et dans l’organisation collective – ce que, bien sûr, certains d’entre nous font déjà depuis de longues années. En rejoignant le mouvement pour dé-financer la police, nous sommes en mesure de nous organiser de façon à obtenir des victoires concrètes : couper largement dans le budget des forces de l’ordre pour utiliser cet argent, entre autres, dans la lutte pour l’accès au logement et à la santé. Enfin, avec le soutien grandissant de l’opinion pour les interventions non-policières, il sera possible de ne plus faire de la police les premiers intervenants en cas d’overdose. 

Chercher à composer avec le complexe pénitentiaire américain peut avoir son intérêt ; il apparaît cependant primordial d’avoir d’autres ressources à notre disposition. De plus, travailler main dans la main avec les forces de l’ordre serait dommageable pour notre image et notre crédibilité, et nous ferait passer auprès de beaucoup pour indignes de confiance. 

Ruth Wilson Gilmore, intellectuelle et abolitionniste engagée, rappelle à nos mémoires que les abolitionnistes ne souhaitent pas seulement mettre fin aux prisons et à la police, mais aussi et surtout aux problèmes sociaux qui leurs sont corrélés. L’état utilise les prisons comme réponse à la pauvreté, à l’absence de logement et de couverture santé. L’incarcération des masses est basée en partie sur des lois pénalisant la pauvreté et l’absence de logements. La pauvreté est également un moteur clé des crimes violents, en particulier la violence armée.

Pour les personnes opposées à l’idée de couper les financements de la police, c’est ce mouvement et non les conditions structurelles, qui serait responsable de la montée de la criminalité depuis le début de la pandémie, alors même que peu de villes ont franchi le pas de coupes concrètes dans le budget. Une explication plus logique à cette hausse de la criminalité tient dans la pandémie mortelle qui nous affecte durement, créant du chômage de masse et du stress.

Pour les abolitionnistes, la logique qui régit les prisons et la police doit également disparaître. Nous sommes pourtant bien conscients que la violence liée aux genres, ou de nombreuses autres formes de violences, continuent d’exister dans ce monde, les espaces de consommation de drogues ne faisant pas exception. Les usagers des drogues, les personnes travaillant dans ce domaine ou dans des domaines liés, ont ainsi développés (et développent encore) des stratégies alternatives. 

Pour les services de réduction des risques, comme les espaces de consommation sécurisés, cela impliquerait d’exclure des personnes dont les comportements seraient considérés comme problématiques, comme l'avait souligné en 2019 un comité sur les politiques liées aux drogues. Les stratégies de désescalade ou les programmes en lien avec les différentes identités – comme les  centres de réduction des risques réservées aux femmes et les espaces distincts que les femmes peuvent utiliser sans risque – peuvent permettre de gérer et prévenir les conflits qui auraient autrement pu conduire à une réponse policière, et carcérale.

Toutes sont d’efficaces alternatives au recours à la police, à même d’avoir un impact concret sur les communautés. Alors que nous continuerons à construire un monde dans lequel cette oppression n’existe plus, s’appuyer sur la communauté plutôt que sur la police pour la sécurité et la protection de chacun aura valeur de réduction des risques. Cet engagement à construire un environnement à la fois sûr et non-carcéral doit nous accompagner dans notre combat pour la réduction des risques, pour des équipements de qualité, des espaces de consommation sécurisés, des accès aux seringues, etc.

N’hésitons plus. Présentons-nous comme abolitionnistes.

Certaines personnes veulent redéfinir la réduction des risques, préférant défendre un « minimum acceptable » de violences policières plutôt que d’oeuvrer à la réduction significative des dangers concrets auxquels les usagers des drogues peuvent être exposés. Nous ne devons pas perdre le fil. Plutôt que d’aller chercher des réformes visant à limiter les violences lors des interactions avec la police, nous pouvons faire en sorte de limiter précisément ces interactions. Il s’agit de nous poser la bonne question, telle que formulée par Critical Resistance : ces réformes renforcent-elles les forces de l’ordre, ou participent-elles à les légitimer ?

Nous avons aujourd’hui à faire face à trois crises concomitantes : un nombre historiquement haut de morts par overdoses très largement évitables, la pandémie de COVID-19 et la gestion inadéquate du gouvernement, et le racisme anti-noirs décomplexé. Des feux ont ainsi pris dans tous les États-Unis, alimentés par la colère légitime de ses habitants. Sur les braises rougeoyantes de l’ancien monde, nous pouvons décider du monde dans lequel nous souhaitons vivre. L’opportunité d’avancer dans notre lutte pour la réduction des risques nous-est offerte. N’hésitons plus, et présentons-nous au monde comme abolitionnistes.

 

La version originale de cet article a été publiée par  Filter, un magazine en ligne couvrant l’usage et les politiques liées aux drogues, à travers la perspective de la réduction des risques. Suivez-les sur Facebook et Twitter, ou abonnez-vous à leur newsletter,

* Abdullah Shihipar a notamment contribué au New York Times, au Washington Post, à Nation, Teen Vogue, entre autres publications. Il dirige également des projets autour de récits et d’initiatives politiques via le Marshall Research Lab de la Brown University School of Public Health.